D’un pôle à l’autre

Les familles ne sont pas préparées à se confronter à la maladie mentale. Ma belle-famille en tous cas était particulièrement mal armée pour cette confrontation.

Vers l’âge de 55 ans, mon beau-père Lucien a commencé à saouler copieusement ma belle-mère Odette.

Affublée d’ordinaire d’un mari taiseux et calme, un peu dépressif, Odette trouvait Lucien de plus en plus entreprenant dans tous les sens du terme.

Il y avait eu quelques précédents par le passé, mais cette fois ci, elle le trouvait carrément pénible. Elle préférait manifestement son état dépressif, assis dans son fauteuil, et silencieux, vu qu’elle n’avait aucune difficulté à parler pour deux.

Mais voilà, il fallait bien faire avec son bonhomme de plus en plus excité, de plus en plus bavard, de plus en plus actif.

Nous n’étions pas sur place, mais nous avions bien remarqué lors de nos passages, que Lucien était dans une forme olympique, qu’il débordait d’idées et de projets, à la limite de l’excès de vitesse.

Mais c’était drôle, il faisait des blagues, il racontait plein d’histoires, ça faisait presque plaisir à voir, vraiment Odette quelle emmerdeuse, Lucien avait l’air si heureux.

Au fil des mois, Odette s’est lamentée de plus en plus fort, elle nous disait que Lucien devenait agressif.

Il s’était mis dans la tête qu’Odette avait une liaison avec Jean-Paul, le voisin bien gentil qui venait faire le jardin. C’était hautement farfelu, pour ceux qui connaissaient Odette, comme pour ceux qui connaissaient Jean-Paul. En attendant, Lucien avait foutu Jean-Paul dehors en l’invitant fermement à s’occuper de ses propres salades.

Nous nous sommes rapprochés géographiquement, nous avons pu voir que la situation se compliquait.

Lucien ne dormait plus, vraiment plus. Il avait promis d’aller voir le docteur et Odette avait confirmé qu’il y était bien allé. Le docteur n’avait rien dit de spécial selon Odette, ni cette fois, ni les fois suivantes parce qu’il avait bien fallu y retourner.

Car Lucien ne dormait toujours pas. Il avait commencé un projet de démolition de la cheminée dans le salon, la moitié de la cheminée était par terre. Il passait des heures à déplacer des objets, le jour et la nuit. Il avait transformé le jardin en foire à la poterie pour son projet de récupération des eaux de pluie. Il avait contacté une agence immobilière pour acheter la maison de la mère Minaud partie en maison de retraite, et décidé de mettre la maison familiale en vente. De toute façon, leur vieille maison était pleine d’escaliers, ce n’était pas bien pour Odette, elle serait bien mieux dans la maison de la mère Minaud, il en était sûr.

Odette était fatiguée, elle n’avait toujours pas digéré « l’épisode Jean-Paul », qui revenait de façon obsessionnelle dans ses monologues marmonnés dans sa cuisine : pensez-vous, à mon âge, comme si j’avais la tête à ça, alors que c’est tout le contraire, faut plus me parler des bonshommes merci bien, je lui pardonnerai jamais au Lucien de m’avoir mis la honte comme ça.

Et puis Lucien a commencé à partir sans prévenir pendant des heures. Puis à se promener dehors tout nu pendant la nuit, deux fois.

Personne ne savait quoi faire, la moitié des frères était dans le camp d’Odette, hostile à Lucien et ses lubies. L’autre moitié était dans le camp de Lucien, hostile à Odette qui avait emmerdé Lucien toute sa vie, après tout il avait bien le droit de faire enfin ce qu’il voulait.

Nous on était au milieu, le frère plus jeune n’avait pas voix au chapitre, c’était les deux aînés qui savaient, chacun dans son camp.

Nous avons décidé d’appeler le médecin sans demander l’avis des autres, qu’est ce qu’il fichait ce foutu médecin bon sang ? Le médecin nous a collés au mur : Qu’est ce qu’on attendait, ça faisait des mois qu’il disait à Odette qu’il fallait emmener Lucien consulter un psychiatre parce qu’il souffrait probablement de maniaco-dépression. A l’époque, on ne disait pas trouble bipolaire.

On l’a annoncé aux frères, ils ont moyennement compris. On a imprimé des articles de vulgarisation sur la psychose maniaco dépressive pour en parler. Ils nous ont regardé de travers, on les prenait pour des cons ? c’est bon ils avaient compris.

Ce n’était pourtant pas bien clair dans les discours, la moitié qui supportait Odette continuait à en vouloir à Lucien comme s’il y pouvait quelque chose, et l’autre moitié continuait à dire que tout ça c’était de la faute d’Odette.

Odette continuait quant à elle à ne pas comprendre, la psychose était absolument en dehors de toutes ses représentations mentales.

Il a fallu hospitaliser Lucien, tous les frères, unis, ont réussi à se rassembler dans la maison parentale le jour où on l’a emmené.

Lucien est resté quelques semaines à l’hôpital.

Le psychiatre de l’hôpital nous a tenus à distance, la famille est présumée pathogène, elle n’est pas bienvenue pendant toute la première partie de l’hospitalisation. On ne nous a pas beaucoup expliqué. Nous sommes devenus indésirables. Il a fallu se battre pour décrocher un rendez-vous, qu’on ne nous a concédé qu’en fin de séjour.

En attendant, j’allais voir Lucien quand c’était autorisé. Il me racontait qu’il était bien, qu’il avait le droit d’aller se promener dans le parc de l’hôpital, il avait même réussi à aller jusqu’à une concession automobile pas loin de l’hôpital pour commander une nouvelle voiture. Les achats compulsifs … ça fait partie de la maladie, c’est un des problèmes à régler, dans une famille où Odette a toujours compté chaque sou de leurs misérables retraites agricoles.

Ah et puis, il ne voulait pas trop me le dire mais il n’avait plus le choix, il avait un secret qu’il ne voulait confier qu’à moi si je promettais de ne le répéter à personne, surtout pas à ses fils.

J’ai promis. Lucien avait acheté 4 vaches en cachette. Elles étaient dans les prés d’un agriculteur pas loin de leur village, et elles étaient sur le point de vêler d’un jour à l’autre. Il fallait que je m’en occupe en urgence, lui ne pouvait pas le faire de l’hôpital. Il m’a dit où il avait caché les papiers des vaches pour que je gère le vêlage. J’ai trahi la promesse, j’ai trahi le secret, on a vendu les vaches à l’agriculteur en urgence.

Puis Lucien est revenu à la maison, avec un traitement au lithium pour réguler l’humeur. Odette n’était pas ravie, elle avait eu peur, elle serait bien restée tranquille plus longtemps.

Lucien est revenu abruti par son traitement, il est de nouveau resté assis dans son fauteuil, Odette a pu recommencer à parler pour deux. Elle a dit à tout le monde que ça allait mieux depuis que Lucien prenait un médicament contre la jalousie.

Le dosage du lithium a été long. Au fil du temps, Lucien a trouvé un certain équilibre. Mais il y a eu des rechutes, des phases maniaques de nouveau débordantes, et il y a eu d’autres hospitalisations.

La bipolarité est une maladie dégueulasse. Quand Lucien allait bien, recommençait à rire et à raconter des histoires, il fallait commencer à s’inquiéter.

Odette a continué à subir la maladie sans trop comprendre.

A sa dernière sortie d’hôpital, Odette n’a pas voulu reprendre Lucien, elle a dit qu’elle en mourrait si ça devait recommencer.

Lucien est donc allé dans une maison de retraite. Odette venait le voir régulièrement et Lucien était content. Il est devenu ami avec un voisin de chambre, tous les dimanches matins ils chantaient ensemble à tue tête les chants de la messe à la télé. Seulement pour le plaisir de chanter, Lucien n’est jamais allé à la messe en vrai.

Lucien ne s’est jamais plaint, il n’a plus fait de crise maniaque et il a trouvé l’apaisement.

Aujourd’hui Lucien est mort. Odette a tout oublié, elle a la maladie d’Alzheimer.

Aujourd’hui c’est la bipolarité du plus jeune frère qui nous préoccupe. Il était encore enfant quand Lucien a été diagnostiqué. Il a déclaré la maladie plus tard, à 22 ans, et de façon ultra violente mais c’est une autre histoire. Il maitrise beaucoup mieux la maladie que son père, ce n’est plus la même époque, ni le même milieu. Pourtant, il souffre encore quand l’équilibre se rompt. En ce moment, il traverse une phase maniaque. Nous, la famille, on n’est guère plus à la hauteur qu’avant.

Ce mois d’avril 2025, Nicolas Demorand a révélé souffrir de bipolarité.

C’est important. Il dit les mots, il met de la lumière sur cette maladie. Certaines personnes comprendront mieux. Ses paroles auront probablement plus d’effets que la déclaration d’intention de faire de la maladie mentale la grande cause de l’année 2025, dont l’impact est encore invisible, enfin moi je ne l’ai pas vu.

Merci donc à Nicolas Demorand. C’est lui qui m’a donné envie de parler de Lucien.

Pensées d’amour à Lucien et à tous les malades ❤️

(Encore pardon Lucien, pour le secret des vaches)

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  1. @mollette merci pour ce témoignage. Un super collègue bipolaire s'est suicidé voici qqs semaines. Possiblement à cause de la bipolarité. Il l'avait gardé secret, pourtant il était jeune.

    1. @tredok @mollette

      Merci pour vos témoignages
      Nous avons perdu une amie l'an dernier : souffrante de bipolarité depuis des années, elle a préféré mettre fin à sa souffrance. Elle avait la trentaine tout juste commencée, des talents plein les mains et un soleil dans le sourire. Quelle plaie cette maladie

  2. @mollette Merci du partage… Le cerveau est effectivement un organe physique comme les autres et c’est étrange qu’on accepte si facilement les maladies des autres organes alors que celles du cerveau restent très taboues… ❤️

  3. @mollette

    Je regrette juste que dans ses interventions Nicolas Demorand ne parle pas de l'état pitoyable des prises en charge quand on est quelqu'un de "normal", i.e. pas une vedette parisienne, et de la santé mentale en France plus largement 🙁

    Il me semble que, même si ça paraît étrange à dire Demorand a, finalement, eu de la "chance" par rapport à la très grande majorité des malades.

    1. @beaufils @mollette Il y a sans doute une part d'impression, liée au fait que son témoignage est court alors que son expérience s'étale sur 20 ans. Il est possible qu'il ait des contacts facilitateurs, mais il est quand même difficile de douter qu'il ait lui-même été confronté à de grandes difficultés quant à la prise en charge de sa maladie.

        1. @beaufils
          Est ce que c'était le sens de son propos ou son objectif lorsqu'il a écrit ce témoignage ? J'aurais aussi aimé qu'il le dise et que les politiques s'en emparent. Mais pourquoi regretter qu'il ne l'ait pas fait ? C'est comme si on critiquait un biographe parce qu'il n'a pas écrit une étude sociologique.
          @mollette @arretsurimages

    2. je ne suis pas sûre, il faut que je lise son livre. Dans sa « tournée » des media, il insiste sur son errance médicale, et sur la violence de la souffrance qui le laissait parfois roulé en boule pendant des jours incapable de se lever ou de se nourrir, jusqu’à ce qu’un diagnostic soit posé et un traitement mis en place.

  4. @mollette
    Merci, 1000 et 1 fois, de faire circuler ces écrits et témoignages.

    Tabous, méconnaissances, errances, … j'en passe tellement nous manquons de prévenance en tant que société dite civilisée.

    Aussi, je me permets de pointer la singularité des personnes derrière ce diagnostique, qui tardera ou ne tombera peut être jamais.

    Parler de spectre de la bi-polarité m'apparaît tout adéquat.

    Lamentable, c'est adéquat aussi pour causer de l'état de la psychiatrie dans ce pays

    (cc @mate )

  5. @mollette la maladie mentale c'est encore plus honteux que le handicap physique qu'in ne peut pas interner, mon père est bipo, mon frère aussi, moi c'est les trauma qui m'ont annihilé les émotions positives, mes grand parents paternel étaient alcoolique et le grand père un immonde connard proba bipo aussi, seul mon frère et moi somme pas dans le dénis, les oncles tantes cousins cousines , on a du couper les ponts en tout ou partie à cause de ça,

    1. @mollette j'assume mon handicap physique c'est moi la honte de la famille…
      vraiment y'a pas à ce laisser dans la merde comme ça, qu'ils y restent moi je suis heureux-e

      merci pour votre témoignage ça aide à lever la honte et le déni de certains

  6. @mollette
    Merci pour ces mots.
    On parle de plus en plus et de mieux en mieux des troubles psy (et neuropsy). Je vois le regard des gens changer quand j'aborde le sujet. Ma maman commence à appréhender les moments par lesquels j'ai pu passer grâce à ce qu'elle lit et entend. Elle s'est longtemps sentie désarmée. On a été très mal accompagnés. Jusqu'à ce qu'un pédopsy accepte de me suivre à l'âge de 40 ans.
    On avait mis tout ça sous le tapis et maintenant on en reparle. Elle s'en veut énormément alors qu'elle a fait tout ce qu'elle a pu.

    1. Ma bichette ! Je pense aussi qu’il faut en parler beaucoup plus, pour éviter tout ce que tu dis. Bises à toi et ta maman

  7. @mollette merci pour ce témoignage sensible et simple.
    Si ça peut vous aider Lisa Mandel a fait une bd sur la santé mentale, les troubles psy vu par les malades. Elle en a interviewé un petit paquet de personnes qui ont découvert plus ou moins jeunes leur maladie. Le diagnostic et leur évolution.
    Ça fait beaucoup de bien. (Oui il vaut mieux aller voir des psychiatres que pas)

  8. @mollette il a 6 ans on a déménagé à un nouveau appartement. À la piscine de la résidence on a rencontré une mexicaine avec une petite fille. Temps après on a rencontré son marie, un mec assez taiseux aussi. Une petit matin, vers 5AM, la mexicaine nous frappe la porte et nous demande de garder la fille. Son mari était bipolaire, et un changement de médicaments avait débouché en suicide.

    Heureusement la fille était avait que 3 ans, donc elle a pas trop subi. La mexicaine a trouvé nouvel couple.

  9. @mollette J'étais pas prêt… 🥺 Sacré témoignage, merci. C'est à la fois beau et tellement triste. Y a cinq minutes je n'avais jamais entendu parler de Lucien. Maintenant j'aime beaucoup Lucien 🥹

  10. @mollette

    Comme le disent certains, le regard commence à changer, mais on voit néanmoins un vrai clivage entre ceux qui y ont été confronté et ceux qui imaginent tout autre chose que la réalité de ce que sont les psychoses parce que comme Odette c'est hors de leur schemas mentaux.

  11. @mollette
    Merci du partage.
    Heureusement on comprend bcp plus maintenant en ce qui concerne les symptômes et le traîtment qu'auparavant. Mais pour eux qui souffrent c'est souvent le manque total de compréhension et connaissance des autres qui fait partie du malheur quotidien. En générale ce n'est pas le cas pour les maladies physiques… 🪷

    1. oui en effet l’incompréhension ce doit être insupportable, sa propre incompréhension de ce qui se passe et l’incompréhension des autres qui dressent des murs

    1. @mollette J'espère que ça permettra aussi de visibiliser l'état dans lequel se trouve les services publics dédiés à ça. Hélas peut-être que le fait qu'il s'agisse d'un homme privilégié au niveau de son statut social pourra faire en sorte que sa parole soit davantage entendue par la majorité qui a des préjugés. Encore merci pour ce texte.

      1. Merci Marité, je n’ai pas encore acheté le livre, pas sûr qu’il parle de l’état des services publics alors que les psychoses comme la bipolarité provoquent souvent des passages en milieu hospitalier

  12. @mollette Salut, merci pour le partage de ce texte. J'ai lu le livre "intérieur nuit". Tous les cas sont différents et surtout : le lithium c'est pour les appareils pas pour les gens… il y a des gens très fortement allergiques au lithium et autres sels. Notre médecine occidentale, dans sa grande majorité, est trop arogante pour mettre en place des traitements que des médecines traditionnelles et très anciennes connaîsent et savent utiliser. Pourquoi ? C'est du racisme colonialiste.

    1. @mollette Dernier truc tendance pour les "bipolaires" qui ne supportent pas le lithium et qui sont en phase dépressive sévère : les électrochocs.
      Alors bon "c'est pas comme dans le film…hahaha" (vol au dessus d'un nid de coucou), c'est sous anesthésie générale "légère" …
      85% de taux de réussite !
      Bon si non ce qu'on peut faire c'est niquer la société de consommation qui est à la base de ces pathologies… et libéraliser l'usage du cannabis et autres trucs qui défoncent moins que l'alcool…

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